La Serbie

RÉDACTION et ADMINISTRATION

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L'appel qu'on va lire est signé par deux témoins oculaires des procédés infâmes des autorités austrobulgares en Serbie occupée. Le premier, Douchan Popovitch, secrétaire permanent du parti socialiste serbe, n'a pas quitté la Serbie, et c’est depuis l’occupation-du pays en 1915 qu’il a pu voir sur place tout ce que les envahisseurs faisaient pour tuer tout un peuple. L'autre, Katslérovitch, est député, du parti socialiste. Il a fait la retraite par l'Albanie et une fois arrivé en Suisse, il avait décidé de rentrer en Serbie occupée. L'ambassade austro-hongroise à Berne lui avait accordé toutes les facilités et au mois de juin 1916 il était parti pour Kragouiévats en Serbie. M. Katslérovitch est un Zimmerwaidien serbe, et avant de rentrer en Serbie il avait violemment attaqué le gouvernement et le

* parlement serbes, demandant la paix immédiate. Ces attaques furent reproduites avec empressement par l'agence Wolff et exploitées contre la Serbie. M. Katslerovitch est donc un témoin particulièrement qualifié pour dire la vérité sur les horreurs du régime austro-bulgare.

MM. Popovitch et Katslérovitch sont venus de Serbie à Stockholm pour la conférence socialiste. Les puissances centrales avaient cru que les deux socialistes serbes joueraient bien le jeu internationaliste, et c’est pourquoi ils leur avaient permis de se rendre à Stockhoim. Là, les délégués serbes, une fois échappés aux Austro-Allemands, ont rédigé cet appel adressé au monde civilisé, pour protester contre le régime d’extermination pratiqué en Serbie. Ils l'ont remis au mois de novembre dans les mains du secrétaire du comité hollando-scandinave, M. Camille Huysmans, qui, en le livrant à la publie cité, l’a ainsi qualifié, dans l'introduction: « Ce n’est pas une œuvre de haine, c'est un cri de désespoir! » Oui, c'est bien un cri de désespoir, un appel au secours, le dernier, que contient ce manifeste, Un sort injuste veut qu'au commencement du nouvel an, lorsque tous les êtres, du plus misérable jusqu'aux plus heureux et plus satisfaits, regardent vers l’avenir avec confiance, le peuple serbe, au lieu des sentiments de foi, d'espérance et de courage, pousse des cris de détresse et réclame d’être arraché à une situation intenable.

En reproduisant les passages essentiels de ce document, d’après la « Freie Zeitung» du 1* janvier, nous voulons nous adresser aussi à nos ennemis pour leur dire que de tels crimes ne peuvent restés sans expiation, et qu'ils doivent songer qu’un jour ou l’autre ils auront à rendre compte des méfaits commis. Et si cette perspective n’est pas de nature à les impressionner, qu'ils pensent alors à leur conscience et à la responsabilité morale qu'ils porteront pour tous les temps devant l'Humanité. Les Serbes sont leurs adversaires, mais ils ne sont pas des bêtes. V a-t-il quelqu'un en Autriche-Hongrie, en Allemagne ou en Bulgarie ayant d'autres sentiments envers une population inoffensive, que la haine et la rage de destruction et d’anéantissement? C'est vraiment une honte pour la société humaine que des procédés pareils soient possibles!

Quand en automne 1915 les agresseurs passèrent la Save, le Danube et le Timuk, toute la Serbie était partagée en deux parties : l’une donnait la triste image d'un cimetière, l’autre celle d'un hôpital. On ne se trouvait plus en face d’un adversaire redoutable, dont il s'agissait de briser la résistance, mais en face d’un pays gravement atteint qui, selon les principes les plus élémentaires d'humanité, avait le droit d'être protégé. Il est vrai que Mackensen, dans les premiers jours de son invasion dans ce pays, publia une proclamation solennelle, dans laquelle il invitait toute la population civile à rentrer tranquillement dans ses foyers et à reprendre ses travaux Coutumiers, car — assurait le célèbre général la guerre ne serait pas dirigée contre la population pacifique mais contre les troupes armées et combattantes. Mais ce n'étaient là que de vaines paroles. Toute la conduite de l’occupation en Serbie n’est rien d’autre que la guerre qui continue contre la population pacifique. Ce n'est d’ailleurs en aucune manière une occupation, mais une vé-

ritable «expédition punitive » de la part,

Prix du numéro: 10 centimes

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Paraissant tous les Dimanches Rédacteur en chef: Dr Lazar Markovié, professeur à l'Université de Belgrade

ni. f(Un réquisitoire sanglant des sociaiis

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RUE d - ET de l’Autriche-Hongrie, et plus manifeste ment encore de la part de la Bulgarie. Ce mot définit de la manière la plus exacte, la plus complète le caractère de la domination austro-hongroise et bulgare en Serbie. Les adversaires de la Serbie ont senti instinctivement, dès les premiers jours, que ce pays ne resterait pas en leur possession. C’est pourquoi ils se résolurent à rendre la

Serbie incapable de maintenir son existence.

Ils ont malheureusement rempli déjà une partie de leur tâche.

C'est donc la tâche du monde civilisé de les empêcher de mener à chef leur œuvre infâme..,

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Ce furent les troupes allemandes qui, à l'occasion de leur passage à travers la Serbie, en octobre, novembre et décembre 1915, donnèrent l'exemple de cette politique cruelle. Ces troupes ne se contentèrent pas de l'immense butin que leur offrait la gigantesque fortune publique, laissée en plan dans le plus grand désordre — butin qui, d’après les évaluations des officiers allemands, ne pouvait être comparé qu'avec celui qui fut fait après l’enfoncement du front russe à Gorlitz. Le peuple serbe fut en outre forcé d'entretenir gratuitement, pendant plusieurs mois, ces innombrables légions allemandes, pour lesquelles les Balkans n'étaient rien d'autre que le chemig. devant conduire les conquérants vers l’AsieMineure. Le pauvre paysan serbe fut obligé de soutenir, de ses faibles moyens, les plans grandioses des impérialistes allemands et de participer à la réalisation de ce projet. Tout ce qui était nécessaire pour l’arméé — et, souvent aussi tout ce qui n’était pas nécessaire — fut pour ainsi dire enlevé de la bouche de la population composée surtout de femmes et d'enfants, et cela sans aucun ménagement et sans aucun dédommagement. Le passage des troupes allemandes

La situation économique

La vie économique de la Serbie était même avant l'occupation déjà gravement ébranlée, comme on ne l’avait vu dans aucun autre Etat belligérant..

Que firent donc «les porteurs de culture » dans cette situation ? Ils ajoutèrent à la redoutable charge de la guerre, qui pesait déjà sur la population, la brutalité, le pillage et la corruption d’une politique économique d'occupation.

Ce que les Allemands, pendant leur court séjour de quelques mois, n'ont pas pu « mettre en ordre », les Autrichiens et les Hongrois l'ont accompli entièrement dans le cours de deux ‘années.

Le premier acte des autorités d'occupation consista à interner en Hongrie et en Autriche, sans aucun motif et sans nécessité militaire ou politique, plus de 150,000 personnes appartenant à la population civile. La Serbie fut ainsi dépouillée des dernières réserves en forces de travail dont elle disposait encore et des familles sans nombre perdirent leur dernière ressource.

Des centaines de milliers d’enfants, de femmes et de vieillards furent de cette manière condamnés à mourir de faim. Un sort plus effroyable attendait les internés et le pays demeura entièrement saigné de ses forces de travail qui eussent pu l’assister. Ce fut le premier acte et le plus important des envahisseurs, pour autant que leur activité concerne la reconstitution économique et culturelle de

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la Serbie occupée. Après que les autorités

militaires se furent rendues maîtresses des derniers restes de la main d'œuvre, elles procédèrent à la réquisition qui se poursuit sans interruption encore aujourd'hui. Tout ce qui était indispensable à la production, tout le matériel de travail, sans lequel un développement futur des forces productives est impossible, fut réquisitionné. Les fabri-

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ques les plus importantes de Serbie n’existent plus, les machines sont démontées et ont été transportées de l'autre côté de la frontière. Les paysans furent privés de leurs derniers chaïs, de leurs chevaux et de leurs bœufs. Il y a des cas où de petits paysans durent livrer aux autorités austro-hongroises quinze bœufs‘dans l’espace d’un an et demi. Ils durent livrer ces bœufs, même si en réalité ils n’en possédaient pas. Dans ce cas ils furent obligés d'en acheter au plus haut prix ou de s'en procurer en contirebande, en risquant leur vie de l’autre côté de la Morava, sur territoire bulgare.

La hache constitue également un instrument de propagande très important de la culture austro-allemande. La façon dont on traite aujourd’hui en Serbie les forêts, ces plus importantes sources de vie pour un pays tel que le nôtre, ne représente pas seulement une déprédation excessive, mais une vraie destruction totale. Un seul exemple : la forêt de Rogot, propriété de l'Etat, était une des plus belles, des plus vieilles et des plus denses forêts au cœur de la Serbie. Elle avait une valeur de plusieurs millions. Cette forêt n'existe plus aujourd’hui. Elle est arrachée jusqu’au dernier arbre. Un champ vide et triste se trouve à sa place. Toutes les autres forêts de Serbie encore plus grandes et plus précieuses,

comme par exemple celle de Kopaonik, de

T2 de Rudnik, ont eu le même sort. Les coûps sourds de la hache autrichienne résonne dans la profondeur des forêts de Choumadia comme les coups de marteau sur l’enclume.

Et pendant que d’un côté l’on continue de détruire les forêts, on organise, de l’autre, une expropriation systématique et ininterrompue de tout ce qui appartient à la population. Cela prend le nom de « réquisition ». Presque tous les produits du pays, même les objets de métal les plus indispensables dans tout intérieur, ont été réquisitionnés sous le prétexte qu'ils servaient à des besoins militaires. Et des prix dérisoires sont payés en échange. En réalité, ce n’est qu'une forme voilée de l’expropriation; de même, toute la récolte est réquisitionnée.…. En ce qui concerne la chute de l'argent

serbe, elle constitue aussi un simple pillage,

qui fut exécuté le revolver au poing. À peine la Serbie fut-elle vaincue, qu'un ordre parut prescrivant, sous menace des peines les plus graves, que le franc serbe (dinar) ne valait plus qu’une demi-couronne. Comme la population ne possédait aucun autre argent, elle fut obligée de mettre en circulation l'argent serbe, qui, de cette manière, tomba à des prix ridicules dans les mains des Allemands et des Bulgares. Bref, les pertes économiques que la Serbie a subies au cours de la guerre et avant tout par suite de l'occupation catastrophique, sont si grandes que la reconstitution de ce pays ne peut être envisagée que sous la forme d’une assistance financière formelle, effective, collective, qui doit être organisée avec le plus grand cœur, comme la reconstitution de l'indépendance politique de la Serbie. .

La politique du ravitaillement

Quel est maintenant le dédommagement offert par les autorités austro-hongroises à la population serbe en guise de compensation pour les souffrances endurées ? Lui a-t-on au moins, après avoir tout réquisitionné, laissé le minimum nécessaire pour la vie? Pas du tout! Au contraire, on a tout organisé et calculé de façon à condamner la population à mourir simplement de faim. Les chefs d'arrondissement disposent d’un pouvoir illimité dans la distribution des vivres. Ils ne dépendent, sous ce rapport, de personne, pas même de leur propre gouvernement. Il en résulte: que

URNAL POLITIQUE IE BDOMADAIRE

Genève, Dimanche 6 Janvier 1918

6 fr. — par an Jfr.— »

\ Suisse. 2e ABONNEMENT ) à res pays.

Pour sauver la population de la Serbie

fes contre les Austro-Frigares © \

l'échange absolument indispensable entre les différentes parties de la Serbie est rendu impossible. Tout surcroît de production d’une partie du pays qui aurait pu et dû cervir à couvrir les besoins d'une autre partie, fut immédiatement exporté en Autri-

-che-Hongrie. On a réussi aussi à créer de

cette façon une disette artificielle des vivres, exploitée ensuite par les mêmes chefs d'arrondissement, par les agents du gouvernement et leurs subalternes qui se livraient à une spéculation effrénée. C’est ainsi que des officiers austro-magyars et des civils suspects s’enrichissaient chaque jour, tandis que des centaines de mille de femmes, enfants et vieillards serbes, privés du plus nécessaire, sont menacés d’une mort horrible...

Cette situation désespérée de la population à Belgrade a déterminé le maire de la ville, le Dr. Veljkovié, le professeur à l'Université Perié, et encore quelques au tres personnages, à remettre au chef de l'état-major du gouvernement militaire, le colonel Kerschnave, un mémoire sur la misère du peuple. On avait formulé dans ce mémoire des demandes tout à fait modestes: on réclamait d’abord la simplification des méthodes actuelles, très compliquées et très difficiles à pratiquer, pour avoir l'autorisation d’aller à l'intérieur du pays. On demandait que de telles autorisations fussent accordées à tous ceux qui en. auraient bescin pour se procurer des vivres, et non pas seulement à quelques spéculateurs privilégiés. On priait ensuite l’administration de changer la politique des prix minima. Enfin, on demandait pour la commune même de Belgrade l'autorisation d'acheter une certaine quantité de bétail, qui servirait à empêcher la spéculation menée par l'intendance militaire de Belgrade. Les intendants livraient souvent à la commune des bœufs, dont les entrailles pesaient 43 kgr., tandis que toute la viande ne pesait que 37 kgr.! Et ce mémoire si modeste parut aux autorités austro-magyares un document fort suspect l. M. VeljKovié fut tellement maltraité qu’il se vit obligé d'offrir sa démission.

Naturellement, on épargne encore moins les socialistes. Lorsqu'un de nos camarades, Mika Spassoïévitch, membre du coriseil municipal, se permit, l’année passée, de critiquer, en des termes très modérés, cette politique de ne rien faire, et de réclamer du pain pour le peuple, il fut immédiatement arrêté et interné en Hongrie quoiqu'il ait dépassé l’âge de 70-ans!

Cette situation insupportable empira encore par suite du manque de conscience des autorités et des banques austro-hongroises. Puisque la Serbie est actuellement privée de toute vie économique ei que ses habitants ne possèdent aucune faculté de gagner leur vie, tout ce monde vit des secours envoyés de l'étranger. On vit de ce qu’on reçoit de Suisse et de France, de ses parents ou des différents comités de bienfaisance. Or, sous ce rapport, la Serbie est presque oubliée par tout le monde. Deux fois, en 1916, arrivèrent, une mission suisse et une mission américaine, pour distribuer parmi la population de Belgrade quelques vivres et vêtements. L'argent que la population reçoit de ses parents est donc sa seule ressource mais les sommes envoyées jusqu’à présent sont très petites, par rapport aux besoins les plus élémentaires. En deux ans on a envoyé à peu près dix millions. Pourtant cette somme présente une grande valeur pour de nombreuses familles qui n'auraient sans cela de quoi vivre. Les. autorités et les banques austro-hongroises. sont cependant si cruelles et si dénuées de toute conscience qu’elles ajournent quelquefois le payement de ces sommes pendant des mois entiers. Il y a des cas où les