Musique exécutée aux fêtes nationales de la Révolution française : chant, choeurs et orchestre

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deux ou trois sons et qu'il en fallut de trois tonalités différentes (ut, si et la), pour suivre les modulations de la mélopée; mais combien ce secours était appréciable au point de vue dela sonorité, équivalente nous disent les annalistes, à celle de six serpents. Cette puissance, Gossec sut la mettre à profit pour appuyer certains accords et principalement pour accentuer les coups de tam-tam et de grosse caisse.

La Marche lugubre est aussi neuve dans sa forme que dans ses éléments. Point de mélodie proprement dite, pas de chant expressif comme dans la marche funèbre de Chopin — pour citer un exemple connu de tous, — dont la tristesse pénètre l'auditeur et porte son âme à la mélancolie. En l'occurrence Gossec fit de la musique toute de sensation, et si ce n’était commettre un anachronisme que d'appliquer à l’art du xvr° siècle une expression toute moderne, nous dirions, — empruntant à certaine école de peintres, le qualificatif qui caractérise sa manière — qu'il fit de la musique impressionniste, C'est en effet un vif sentiment de terreur qu'elle fit éprouver aux premiers auditeurs : « les notes, déta« chées l’une de l’autre, brisaient le cœur, arrachaïent les entrailles » dit le rédacteur des Révolutions de Paris (1791 avril, page 667); « un roulement lugubre de tambour et les sons déchirants des instru« ments funèbres répandaient dans l’âme une terreur religieuse », disait de son côté le Moniteur (6 avril).

N est-ce pas un beau résultat tout à l'honneur de Gussec, que d’être parvenu à émouvoir si vivement ses concitoyens ? L'effet fut d'autant plus frappant, que l'on n’était guère habirué à entendre de la musique sévère, à la mâle expression, surtout de la part des musiques militaires, dont le répertoire n’était alors défrayé que par des pots-pourris d’ariettes d'opéras-comiques et de vaudevilles.Aujourd'hui, avec le dédain que certains affectent pour les choses du passé, l’on trouvera peut-être que nos aïeux se contentaient de peu et que l’œuvre 4 Gossec est bien pâle à côté de quelques modernes chefsd'œuvre. Nous n’y contredirons point, mais il n’en restera pas moins acquis que Gossec à fait œuvre de créateur et qu'il à eu des imitateurs et non des moins illustres, entre autres Berlioz, (marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet). I est évident, qu'à l'heure actuelle, une audition ne frapperait pas aussi vivement que jadis; toutefois, on ne saurait prétendre qu'il n’en résulterait aucune impression. Nous estimons qu'une sincère et véritable appréciation ne consiste pas dans la comparaison du passé avec le présent, mais bien avec les temps antérieurs. N'est-ce pas se conformer à la loi naturelle du progrès ? C’est dans cet esprit que nous procédons à l'examen et à l'analyse des œuvres qui constituent cette publication et qui furent le point de départ d’un nouvel essor de la musique française.

Une sombre batterie des tambours voilés, précise le rythme dès le début de la Marche lugubre et forme la première mesure. Une violente attaque des cuivres (trompettes, cors et trombones) appuyée par la grosse caisse, marque ensuite le premier lens de la suivante ; aussitôt éclate comme un gémissement, énergiquement poussé par les bois (petites flûtes, clarinettes, bassons et serpents). Cet effet deux fois répété, retentit soudain le tam-tam, ébranlant l'air de ses métalliques vibrations ; un formidable accord soutenu par tous les instruments, lui répond. Trois fois il en est ainsi, l’accord passant du mineur au majeur et concluant par modulation, sur l'accord parfait d’ué. Voilà le thème que Gossec a ensuite savamment développé en faisant un audacieux usage de l'harmonie chromatique, et en variant ses effets par des modifications de rythme ou d'ingénicuses oppositions de force et de douceur. Puis apparaît une courte phrase à l'unisson (confiée aux clarinettes, trombones et bassons), entre-

coupée des sourdes batteries de la caisse roulante, qui s'élève, progressant en force et en tonalité à mesure qu’elle se reproduit, et donnant l'impression d’une profonde et croissante douleur. Les syncopes des clarinettes, trombones, bassons et serpents sur une tenue des petites flûtes venant après un point d'orgue, causent une sorte d’agitation qui se continue ensuite, bien qu’en s'élargissant par les retards et anticipations harmoniques, se résolvant sur les vigoureux accords dissonants auxquels succède, pianissimo, l'accord final de ré mineur. k

Nous avons essayé de donner une idée de la belle conception de Gossec et d'en faire ressortir les qualités, sans nous dissimuler toutefois que notre esquisse ne pouvait être qu'incomplète et bien faible. Nous le regrettons moins en songeant qu’en faisant suivre ces lignes de l'œuvre elle-même, on pourra suppléer à nos défaillances. Une réduction au piano est certes loin de procurer l'impression d'un puissant orchestre aux sonorités variées; elle est cependant préférable à la plus habile et à la plus intéressante description, :

Notre partition de la Marche lugubre a été reconstituée d’après les parties séparées gravées qui ont été publiées par le Magasin de musique à l'usage des fêtes nationales, dans sa 12° livraison mensuelle, qui aurait dû paraître en ventôse IT (février-mars 1795), mais qui, par suite des difficultés expliquées dans notre historique dudit magasin, ne fut mise en vente, qu'en floréal III (avril-mai 1795). Cette publication ne contient pourtant pas la partie de tam-tam, dont l'importance est d'autant moins niable, qu’elle est toute différente de celle que l'on aurait pu imaginer pour la reconstituer.

Cette lacune a fait supposer que l’instrumentiste frappait son instrument à intervalles périodiques, d’après une convention préalable établie d'accord avec l’auteur. La partie manuscrite de tam-tam que nous avons eu la bonne fortune. de découvrir dans un lot de musique ayant servi aux exécutions (les parties sont découpées alors que dans la livraison il y en a 4 de gravées côte à côte sur la même feuille), prouve qu'il n'existait pas seulement une convention verbale. À qui s'étonnerait de cette omission des éditeurs, nous répondrions que la publication du Magasin de musique était surtout destinée aux districts et cantons des départements, dans lesquels le tam-tam n'était pent-être même pas connu de nom et que dès lors, il a paru inutile de graver une partie qui ne pouvait être exécutée. Quoiqu'il en soit, notre découverte nous a permis de publier ici, dans son intégralité, la célèbre marche que Gossec n'avait pas pris le soin de transmettre, complète, à la postérité.

I n’y eut guère de fêtes funèbres sous la Révolution et même sous l'Empire, où l’on n’entendit la Marche lugubre. Après les auditions que nous avons déjà citées, lors de la fête en l'honneur des victimes de Nancy (20 septembre 1790), les obsèques de Mirabeau (4 avril 1791), et de la translation des cendres de Voltaire (11 juillet suivant) — où elle n'avait guère de raison d'être, la cérémonie étant plutôt triomphale que funéraire — nous signalerons celles de la fête en l'honneur de Simoneau, maire d'Étampes (dite de la Loi, 3 juin 1792), des victimes du ro août (26 août 1792), de Hoche (12 octobre 1797), et de Joubert (6 septembre 1799).