Orateurs et tribuns 1789-1794

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cordons bleus, de ministres, d’ambassadeurs qu'il dominait par son mépris.

Lekain avait coutume, une heure avant de jouer, de se promener seul sur la scène, de l’arpenter, de se remplir des fantômes de la tragédie. On le félicitait de ce qu'au théâtre il paraissait avoir plus de six pieds. Il répondit : « Ce n’est point par notre corps que nous sommes grands, c’est par notre âmet, »

Un jour, l'abbé Auger rencontra sur les hauteurs d’une colline aride un vieil ermite ignoré de la nature entière. Le voyant seul, il s'approche et lui demande s’il connaît Cicéron. « Non, dit le solitaire. — Pauvre homme! » s’écrie l’abbé, et à l’instant il lui tourne le dos. Tel Alcibiade entrant chez un maître d'école et le punissant par un souflet de n’avoir point lu Homère. L'abbé Auger plaçait son ambition dans une bonne traduction de Démosthène, et plût à Dieu que Séchelles eût borné la sienne à écrire des traités de psychologie machiavélique, comme cette Théorie de l’'Ambition qu'il commença en 1788 et qu’il continuait dans sa prison. Tantôt stoïcien intrépide, tantôt satirique cruel ou moraliste pénétrant, allant dans le dédain mélancolique de l'homme plus avant que La Rochefoucauld et Chamfort eux-mêmes, l’auteur de ce traité revêt sa pensée d’une forme vigoureuse, parfois un peu entor-

1. La première fois que Diderot vit chez elle mademoiselle Clairon, il s'écria : « Ah! mademoiselle, je vous croyais plus grande de toute la tête! » (Paradoxe sur le comédien.)