Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

26 UN HIVER A PARIS

En le dévisageant aujourd’hui, on devine les efforts qu'il a dû faire pour lutter contre sa propension native à m'écrire que des mélodies faciles et pour entrer dans la voie nouvelle ouverte par Haydn. Il ne reste rien, ni dans sa physionomie ni dans sa personne, de cette séduisante fraîcheur qui me plaisait tant : il semble affaibli, maladif, mélancolique. Cette transformation ne m'a pas choqué; elle le rend au contraire plus intéressant à mes yeux, Il m'a confié qu'il vit dans une retraite absolue, avec sa femme et ses deux enfants. L'injustice et l’ingratitude que l’on témoigne à cet artiste éminent ne sont pas étrangères à sa vie de reclus. Depuis dix ans qu'il habite Paris, il n’est pas arrivé à faire jouer une seule de ses œuvres au Grand Opéra. Un petit opéra (1) que l’on a reçu, il y a plusieurs années, a été perpétuellement ajourné en faveur de compositeurs mieux protégés et va, cette fois encore, être sacrifié par la Proserpine de Paisiello. Des œuvres de Chérubini, que nous admirons en Allemagne, il n’en a paru ici que quelques-unes sur la petite scène Feydeau. Au reste, Méhul, inspecteur et professeur au Conservatoire de musique, comme Chérubini, n’a pas un sort plus enviable. Si les avantages qu’on peut attendre d’un suecès au Grand Opéra n'étaient d’une importance si exceptionnelle pour un compositeur, je m’étonnerais

(1) Vraisemblablement Anacréon, ou l'Amour fugitif, en deux actes, représenté à l'Opéra en octobre 1803; l'ouverture est restée célèbre, la pauvreté du livret a nui au succès permanent de cette remarquable partition. Outre les opéras italiens et la musique instrumentale de Chérubini, Reichardt doit faire allusion aux opéras-comiques Lodoïska (1791), dont le style fit révolution ; à Élisa, à Médée, où les connaisseurs trouvent toujours à admirer, en dépit des poèmes ineptes. Démophon, grand opéra, avait été donné à l'Opéra en juin 1788 ; mais Chérubini nouvellement arrivé en France, gèné par les exigences scéniques et par les vers prétendument lyriques de Marmontel, n'avait écrit qu'une œuvre languissante.