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’1789’, une création française à milan (colette godard)

Milan. C’est au Palais des sports de Milan que le Théâtre du Soleil, invité par le Piccolo Teatro, a créé ’1789, la Révolution s’arrête à la perfection du bonheur’, œuvre collective réalisée sous la direction d’Ariane Mnouchkine. Le Théâtre du Soleil, troupe permanente et itinérante, a été formé par Ariane Mnouchkine en mai 1964 et vit en coopérative ouvrière. Après avoir présenté Petits Bourgeois’ de Gorki, ’Capitaine Fracasse’ d’après T. Gautier, ’la Cuisine’ d’A. Wesker (son premier grand succès public), ’le Songe d’une nuit d’été’ de Shakespeare, elle s’est dirigée vers la création collective avec Tes Clowns’ (spectacle créé à Aubervilliers, repris au Festival d’Avignon en 1969), méthode de travail quelle a poursuivie pour son dernier spectacle. C’est la troisième fois que le le Théâtre du Soleil est invité par le Piccolo Teatro au cours de l’opération ’Milano Aperto’ organisée chaque année. Le spectacle se déroule sur un dispositif scénique composé de tréteaux disposés en rectangle, reliés par des passerelles. Le public déambule au centre, ou reste assis sur les gradins. Accompagnés par une musique romantique, Louis XVI et Marie-Antoinette, cachés dans de grands manteaux, fuient; à Varennes, ils sont reconnus. Sur nu tréteau voisin, Louis XVI et Marie-Antoinette, enlacés, se balancent au rythme de la musique; un délégué de l’Assemblée nationale vient respectueusement les prendre en charge. 'Nous aurions pu vous raconter l’histoire de cette manière', dit un bateleur vêtu en capitaine Fracasse. Mais sur un des tréteaux est évoquée la constitution des Etats généraux, les trois ordres symbolisés par le jars, le corbeau et l’âne. Les scènes se succèdent. Les tableaux à la Le Nain alternent avec les représentations naïves et caricaturales de la cour. Des montreurs de marionnettes racontent comment Necker fait convoquer les Etats généraux, et le mépris dans lequel est tenu le Tiers Etat. Cependant, nul ne songe à contester le roi; c’est son enttourage qui est mis en cause parce qu’il possède des pouvoirs occultes. Cagliostro, sorcier indien, donne à la reine et à ses complices Lamballe et Polîgnac un philtre magique destiné au roi. Alors le peuple monte sur les gradins et chuchote à chacun comment il a pris la Bastille. La fête éclate, la plus grande fête du monde. Dans l’euphorie, le beau La Sayette, libérateur des Américains (il ressemble au bellâtre Christian de Cyrano de Bergerac), prend le commandement de la garde nationale, et demande, puis exige l’ordre: ia Révolution est finie. Un soldat fait le tour des tréteaux,

chassant d’un geste bref les bateleurs pétrifiés. Jeune fille vêtue de blanc, la nation est malade: le docteur Marat s’adresse à la foule; elle manque d'amour. Partout, la situation se dégrade; les jeunes nobles, trop sûrs de leurs droits divins, pensent détourner la colère des paysans en lançant des bruits selon lesquels des brigands pillent, violent, torturent, sans prévoir que les paysans s'armeront; un seigneur est éventré en effigie. L’Assemblée nationale se réfugie dans de vains détails; les De notre envoyée spéciale nobles, mus par la panique, se dépouillent de leurs privilèges en trois tableaux allégoriques. Mais il est trop tard pour eux. Les marchands se sont réunis, lis ont acheté le pouvoir politique et policier. Ils assurent l'ordre. Marat en appelle au peuple, mais le peuple est désarmé sur le plan matériel comme sur celui de la culture. Marat jure de 'mettre sa gloire à l’instruire de ses droits, à lui souffler l'audace de la défense'. Les nouveaux borgeois, ceux du Directoire, ceux de 1848, en habits noirs, sont déjà lâ, défilant, satisfaits, souriants, extérieurs au drame, inconscients du danger, tels les visiteurs de l'asile de Charenton dans le Marat-Sade de Peter Weiss. La voix de Marat et celle de Babeuf se font entendre: le progrès ne peut se réaliser dans la légalité. 1789—1791 ou comment le peuple français a failli faire sa révolution... Théâtre-information Les comédiens du Théâtre du Soleil et Ariane Mnouchkine sont partis de l’histoire enseignée à l’école et en ont fait une relecture comme ils auraient pu opérer avec un classique, à la lumière de documents et d’études, dans un esprit de démythification au sens propre. La Révolution racontée aux enfants, base de notre culture autant que 'nos ancêtres les Gaulois’, est devenue légende, folklore, suite d’images sans plus aucune prise sur la réalité. 'Nous avons tous des idées réactionnaires sur la Révolution, dit A. Mnouchkine: nous avons voulu les éclaircir, donc nous en débarrasser.' Cette éducation commune a permis au groupé de se définir dans son action et dans son existence même, donnant au spectacle sa rigueur, sa cohérence et sa force. Certes, il est possible d'analyser 1789 selon des points de vue différents: celui qu’a adopté le Théâtre du Soleil n'est jamais gratuit, jamais complaisant, jamais démagogique. Il s’appuie sur une grande connaissance des faits et, surtout, il suit une ligne précise qui débouche sur une véritable morale. Plus qu’un théâtre historique ou épique, 1789 est du ’théâtre-information'. Chaque information est donnée dans un style qui la rendra claire et efficace. Malgré les actions simultanées, te mélange des genres, le spectacle ne doit rien à la technique du collage: il est tout entier construit sur une idée force: 'Le progrès ne peut se réaliser dans la légalité'. Les événements s’enchaînent et se chevau-

chent dans un balancement de séquences parlées, mimées, racontées représentées. Tout est remis en question, l’histoire et le théâtre, selon le même procédé de détournement des mythes. De même que les imageries et paroles légendaires de l’époque sont utilisées avec une position critique, de même la plupart des procédés scéniques sont volontairement employés, mais dans une optique inhabituelle. Détournement des mythes et des procédés Le spectcale est construit à l'inverse des lois de la progression dramatique. La première partie, 'porte ouverte sur l'espoir', est très visuelle, animée, exaltante: le peuple se fie à la délégation des pouvoirs. Dans la deuxième partie, le climat se fait oppressant: mensonges et compromissions soustendent les actes. La voix de Marat surgit en contrepoint d'un espoir accroché à l'illusion; c’est la dégradation du pouvoir délégué. En outre, puisque les personnages sont montrés tels que les voit le peuple dans une circonstance précise, ils sont, à chaque changement de situation, interprétés par un comédien différent, habillé différemment de costumes ’signifiants’: les nobles portent une fraise et un chapeau de mousquetaire, les paysans sortent des tableaux de Le Nain dans les séquences de famine, des bergeries de Watteau lorsqu'ils espèrent encore en leur roi; les marchands sont déjà les bourgeois qui, au dix-neuvième siècle, détiendront le pouvoir. C'est un speciacle sans scrupules', dît Ariane Mnouchkine. Elle a en effet utilisé l'apport des autres, que ce soit des Bread and Puppet en ce qui concerne les éclairages, de l’opéra chinois (paysanne parcourant à pas glissés une passerelle), les brusques ruptures par éclatement d’actions simultanées d'Orlando Furioso non pas en citations comme fait parfois Patrice Chereau mais de la même manière que le détails signifiants des costumes pour ce qu'ils ont d’immédiatement efficace sur l’imagination du public. La musique, très important fait largement appel à Gustav Mahler, sans que jamais l’on entende un Ça ira qu une Carmagnole. En dehors même de la perfection du travail et de sa diabolique intelligence, de la beauté, plastique des images, le spectacle émeut par la force avec laquelle il s’impose. A Milan, il a été triomphalement accueilli et le représentations ont dû être prolongées: et pourtant parmi le mille deux cents spectateurs venus chaque soir au Palais de sports, une faible proportion et comprenait les mots. 'La bourgeoisie s'est approprié profit et l'histoire de la Revolution, dit Ariane Mnouchkine le spectacle représente une tentative pour lui en reprendre sinon le produit, du moins l'histoire. Le spectacle est également une tentative parfaitement réussi d’éclatement de la scène et de cette lois, une véritable récréation d'un théâtre, pour le plaisir des spectateurs, qu’ils soient ou non en accord avec l’option prise par Ariane Mnouchkine et ses comédies, parce qu’il est beau, sincère, généreux. Pourquoi n’a-t-il pas été créé à Paris?

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