Битеф

auprès du public, »ce public tout àla fois juge et partie de ces grands hommes qu’il aime et qu’il humilie«., dit Marivaux. U faut reconnaître que nous sommes, avec la Dispute, devant un cas limite. Le sujet: six enfants, trois garçons et trois filles, ont été emportés, le jour de leur naissance, au coeur d’une forêt. Ils ont été mis, chacun séparément , au secret dans des bâtiments construits à cet usage. Un couple de serviteurs noirs les a nourris, élevés, toujours séparément. Quand ils ont dix-neuf ou vingt ans, on » lâche « dans la forêt l’un des garçons et l’une des filles. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais vu un être fait comme cela, jeune et blanc comme cela, ni ne savaient que cela existe. Ils ne savent pas non plus qu’il existe deux sexes. Et voilà, ils s’aperçoivent de loin, se rapprochent, se parlent, se touchent. . . On ne soupçonne pas le génie de Marivaux si l’on n’a pas pas vu et entendu comment ces deux êtres se découvrent; comment, assez vite, ils découvrent les gestes de l’amour, et ses mots, tout cela leur échappant; comment ils s’attachent furieusement l’un à l’autre, A ce moment, au comptegouttes si l’on peut dire, Marivaux lâche dans la forêt une deuxième fille, un deuxième garçon, et avec la même innocence et la même nudité poignante les deux filles s’accrochent, les deux garçons aussi s’accrochent par l’amitié, qu’ils inventent, mais également par les sens, jusqu’au moment où tout casse: la première fille découvre qu’elie peut faire l’amour aussi bien avec le deuxième garçon, car c’était, en principe, cela le but de cette monstrueuse » expérience «; voir s’il est dans la nature des êtres de se » trahir « ou non, voir si c’est l’homme ou la femme qui, le premier, trompe l’autre. Mais en vérité Marivaux a changé de cap : ce n’est pas la trahison dont il met en scène la naissance, ou le rêve. C’est l’amour lui-même. Et il fait une pièce atroce. Ces filles et ces garçons sont là, nus et désirants, déchaînés et prêts au meurtre, avant que l’amour existe tel que nous l’avons appris, tel qu’il a été endigué, gâté, ou, au contraire, affiné, adouci, au cours des temps, et la pièce de Marivaux n’a rien, absolument rien, d’un exercice de l’esprit. Ce qu’il dresse sur du sable, dans la pénombre de ces feuillages, sous la lumière horriblement crue et froide de la lune, c’est ce qu’il a appelé, dans le Miroir, »les vertus occultes de la matière«: l’innocence coupable, mais innocence quand même, la pureté perverse, mais pureté quand même, la fraîcheur criminelle, mais fraîcheur quand même, tout cela sans phrase, d’une transparence miraculeuse. Personne ne l’avait vu, et pourtant c’était écrit, imprimé, depuis plus de deux siècles, et nous allons comprendre maintenant pourquoi il s’agit, comme nous l’avons dit, d’un cas limite. C’est que le texte lui-même de la Dispute est indéchiffrable au commun des mortels, à vous, à moi. Les comédiens-français, en 1744, ne l’avaient pas déchiffré, ni en 1938 quand Jean-Louis Vaudoyer eut l’idée, pourtant bonne, de leur faire reprendre cette pieée. Ce ne fut pas le même échec, mais le texte n’était pas décodé, la pièce de Marivaux n’était pas saisissable. Ici intervient Chéreau. Il prend en main ce manuscrit de Marivaux, qui est un langage d’autant plus inconnu qu’il

est connu: une certaine langue française. Il égrène ces vocables dans l’air, il les écoute et les écoute encore, et il attend... Il attend que ces vocables, enfin, suscitent d’euxmêmes les »vertus occultes de la matière« qu’a indiquées Marivaux. Et la pièce est dans l’ombre. Mais voici, dans l’ombre, indistinctes encore, les » apparitions « de ces paroles, de ces vocables, voici les silhouettes et les lieux, les lieux » génériques « d’où ces paroles tombent. Voici la terre inviolée et les arbres à l’abandon, et la nuit pleine, et, ne bougeons pas: les voici, eux. La première jeune fille et le premier garçon. Ils n’ont » aucun « des gestes que nous nous connaissons, à nous, ni »aucune « des intonations. Gestes au-delà de l’indécence. Peut-être rappellent-ils de loin les mouvements que font les genoux ouverts des danseuses, qui ne sont jamais indécents. »Moi, si pure, mes genoux pressentent la terreur des genoux sans défense«, disait Valéry; or il n’y a aucune défense dans cette forêt de la Dispute, tout peut arriver ici, le ciel se renverse, les très hauts murs du palais se scindent et l’aventure sous les astres, il y a dans l’air une odeur aiguë de tilleul qui ne rappelle rien, mais qui provoque les larmes. Ces enjants sont debout cette fois ils sont vivants, les enjants du texte, les enfants de Marivaux que Patrice Chéreau, pour la première fois, a » accouchés«, tant pis si la vérité fait sourire. La piece de Marivaux maintenant court toute seule, et c’est horrible, on ne rêve plus, les coeurs rouges sifflent comme des balles et vont tuer les miroirs, vont tuer les images, les vivants. Il ne fallait pas la faire, cette expérience honteuse, le prince n’aurait pas dû. Et lorsqu’on lâche enfin le troisième garçon et la troisième fille, et que ces deux-là rejùsent de jouer le jeu, ne veulent pas se lâcher la main, il est trop tard. »Croyez-moi, dit la princesse, d’une voix glacée, nous n’avons pas lieu de plaisanter. Partons.« C’est la dernière phrase. Nous aussi les spectateurs, partons. Lâcheté oblige. Laissons ces enfants se torturer, jouir, rire, s’adorer, se tuer. Ecartons de cela les sauvages vieillis, honteux, que nous sommes. Ce rêve d’avant la vie, dans la forêt, par lequel passera le public de la Dispute, ce public, sûrement, n’aurait pas pu le fair si Chéreau n’avait fait précéder le sommeil et le songe par une sorte de fin du jour, pendant laquelle le prince et la princesse ont un accrochage dont Chéreau et François Regnault ont établi le texte en réunissant des fragments de plusieurs textes de Marivaux, le Miroir, l’Education d’un prince, le Cabinet du philosophe, et autres. Le tout début du » spectacle « rejoint, par une affinité très sensible avec Marivaux, l’un de ces moments où Marivaux, d’habitude en promenade, non pas dans une forêt mais dans l’allée d’un jardin, décollait de la réalité, commençait de planer dans la rêverie éveillée. Sur l’Ode funèbre maçonnique de Mozart, Chéreau a placé, dans un gouffre sous les sepotateurs, »une infinité de fourneaux plus ou moins ardenjs, mais doni le feu ne m’incommodait point, quoique l’en approchasse de fort près«, comme a écrit Marivaux. Cette musique et ces fourneaux prennent leur temps. Il le fallait pour que le public soit changé, »incubé«.