Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

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des sentiments de fierté ou d’indignation; elle a eu du réste, à cet égard, un modèle accompli dans son professeur, Mlle Raucourt. L'épreuve était redoutable pour une jeune fille de seize ans qui n’a sans doute eu d'amour passionné pour personne, surtout pour un chevalier comme Tancrède. Où donc aurait-elle trouvé une inspiration capable de lui faire exprimer avec justesse les sentiments tendres ? Pour donner à ce rôle d’Aménaïde, pivot de la pièce, sa pleine valeur dramatique, pour lui communiquer la chaleur, l'émotion d’une âme pure, ardente, héroïquement exaltée, il eût fallu pouvoir y mettre quelque chose de son propre cœur, faire appel à l’expérience d’une passion ressentie. Mile Georges devait étre nécessairement impuissante à personnifier cet idéal dans les scènes délicates, celles où se révèle surtout le cœur féminin. Mais, au quatrième acte, elle a déployé une force et une énergie qui lui assurent la possession incontestable des rôles héroïques de la tragédie française. Lafond, Tancrède, — qui lui donnait la réplique, a joué convenablement; on ne saurait évidemment lui demander ni la fermeté d’accent ni la variété dans le débit qui seraient indispensables pour relever un rôle véritablement ingrat.

Le Journal de Paris donne, au surplus, sur cet acteur et sur Talma, une appréciation qui me paraît si judicieuse que je la trancris pour clore ma lettre :

« Quel dommage qu'ayant tant de talent pour jouer ce qu’on appelle les sentiments en dehors, cet acteur (Lafond) exprime si faiblement les sentiments concentrés! Il est supérieur dans tous les rôles tendres et chevaleresques, mais il tombe au-dessous du médiocre dans tout ce qui exige de la force d’âme et de la profondeur; il semble que la nature ait ainsi voulu tirer une ligne de démarcation entre son genre et celui du citoyen Talma, car