Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT. 189

cabales et de la malveillance de la direction de l'Opéra; même la protection particulière de la Reine est restée inefficace pour lui.

Dans une de mes lettres, je crois avoir fait allusion à l’ancienne simplicité philosophique de Sieyès (1). Autre temps, autres mœurs! Je viens d'assister à un grand diner donné par l’ex-directeur, et je constate qu’il sait dépenser les revenus de sa sénatorerie et de sa dotation : antichambre pleine de laquais galonnés, de maitres d'hôtel irréprochables, ameublement somptueux, menu recherché, vins exquis, profusion de fleurs rares et de fruits de serre chaude ; tout était combiné pour faire honneur à l’amphitryon aussi bien qu'aux invités, parmi lesquels j'ai compté autant d’élégantes que de personnages politiques. J'ai eu pour voisin un homme jeune, spirituel et instruit, Degérando (2), qui paraît s'occuper sérieusement de littérature et de philosophie allemande. Il m'a parlé avec intérêt des conférences philosophiques que F. Schlegel fait ici dans l'après-midi du dimanche, en langue allemande; Degérando les suit assidûment. Il ne m’a pas encore été possible d’y assister moi-même; mais

(4) Sieyès habitait en ville rue de la Madeleine, près la rue de Suresne; cette rue a été démolie lors de l'ouverture du boulevard Malesherbes. Il résidait généralement dans sa terre de Grosne, à deux kilomètres de Villeneuve-Saint-Georges (Seine-et-Oise).

(2) De Gérando avait été appelé à Paris en 1799; comme lauréat d'Institut pour son Mémoire sur l'influence des signes sur les idées. Il était, à cette époque, volontaire au 6° régiment de chasseurs à cheval en garnison à Colmar. On lui donna un congé illimité, en le nommant secrétaire du Comité consultatif des arts et professeur de philosophie morale au Lycée Républicain. Lucien Bonaparte l'avait ensuite appelé dans les bureaux du ministère de l'intérieur. En 1804 il fut nommé secrétaire général, en 1811 conseiller d'État, et à sa mort, survenue en 1849, il était depuis cinq ans pair de France. Il avait épousé en 1798 une Alsacienne, Mile de Rathsamhausen, dont les lettres publiées il y a une quinzaine d'années ont eu un grand succès.