Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

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j'ai été voir Schlegel, qui demeure fort loin de mon auberge. Comme d'habitude, je l’ai trouvé enseveli dans ses livres; pour le moment, il paraît s'occuper spécialement des langues orientales (1).

Les magnificences du métaphysicien de la Révolution ne sauraient me faire oublier un modeste repas chez Grétry. J'étais arrivé chez lui à l’improviste, au moment où il se mettait à table; il insista avec tant de cordialité pour me garder, que je me suis laissé faire. Je regretterais beaucoup d’avoir résisté à ses instances, car jai passé auprès de lui quelques heures charmantes. Vous devez vous souvenir qu'autrefois il vivait presque dans l’opulence. Son appartement actuel est encore assez grand et convenablement aménagé; mais son ordinaire, auquel rien n’avait été changé à cause de moi, est aussi simple que l’eût été celui du plus humble des bourgeois parisiens de l’ancien régime, Grétry, qui a perdu presque toute sa fortune, ne vit guère que de ses droits d'auteur, hélas! singulièrement réduits (2), sa musique n'étant plus à la mode. Il a pris bravement son parti, en vrai philosophe de la nature, et m'a paru d'humeur plus riante et plus dégagée de préoccupations que jadis, sans avoir rien perdu de son esprit et de son amabilité. Devenu possesseur de l’ermitage qu’habitait Rousseau, à Montmorency, il y passe la belle saison, et le prosélytisme pédagogique du Genevois semble l'avoir gagné. Il vient, en effet, d'imprimer un ouvrage sur l'éducation, en trois

(1) C'est à la suite de ce séjour à Paris, que F. Schlegel a fait paraître, en Allemagne, le Traité sur la langue et la sagesse des Indiens, qui a donné une impulsion sérieuse aux études sanscrites.

(2) Les opéras de Grétry allaient être remis en vogue par Elleviou. Une pension de quatre mille francs, accordée plus tard par Napoléon, acheva de rendre au Compositeur une aisance dont il a joui jusqu'à la fin de ses jours (septembre 1813)