Éloge de Vergniaud : discours de rentrée prononcé à l'ouverture des conférences de l'ordre des avocats de Bordeaux, le 4 janvier 1875

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loin de nous soutenir, nous écrase; et nous craignons encore de leur faire injure, si nous ne pouvons leur offrir un hommage digne d'elles.

Quatre-vingts ans ont passé sur la cendre de Vergniaud, et l’histoire n’a pas su lui rendre encore une impartiale et complète justice. Il semble que ce soit le sort de ces hommes, mêlés pendant leur vie à toutes les agitations des partis, de ne pouvoir même connaître cet inviolable repos et ce respect suprême que d’autres trouvent, du moins, dans la mort. Leur mémoire a encore à soutenir une lutte acharnée. Chose étrange! Tandis que nous n’avons, pour les héros antiques, ni assez d'enthousiasme, ni assez de cou ronnes, nous ne nous souvenons de ceux qui ont illustré le nom français que pour leur disputer leur gloire. Et plus la destinée aura été pour eux amère, plus nous serons, nous aussi, impitoyables. Ils ont tout sacrifié, ils se sont sacrifiés eux-mêmes à la patrie, à la liberté, à l'honneur ! Eh bien ! on ne craindra pas de douter de leur génie et de nier leur vertu même ! Et sous les critiques dont leur vie sera l’objet se cachera mal le secret desir d’amnistier les adversaires cruels et sanguinaires qui se sont vengés de ne pouvoir les surpasser en les immolant ! Malheur à eux ! malheur aux vaincus !

Et pourtant, Messieurs, n'est-ce pas notre immortel compatriote, n'est-ce pas le grand sceptique qui a dit, dans un moment d'enthousiasme : « La mesme peine qu’on prend à détracter de ces grands noms et la mesme licence, je la prendrais volontiers à leur prester quelque tour d’espaule pour les haulser… C’est l'office des gents de bien de peindre la vertu la plus belle qui se puisse; et ne nous messiérait pas, quand la passion nous transporterait à la faveur de si sainctes formes (1).» Magnifiques paroles, mais en mème temps maxime charmante et commode, et qui semble faite pour servir d’épigraphe et d’excuse à plus d’un panégyrique.

(1) Montaigne, Essais, livre Ier, chap. xxxvr.