Битеф

de la salle à la scène par une planche étroite, par-dessus la fosse d’orchestre, pour assister à l’étonnement de quatre adolescents qu’ils ont tenus séparément enfermés depuis leur naissance sous la garde de deux domestiques noirs. Ils les lâchent comme de jeunes taureaux dans un paysage nocturne, composé des hauts murs de palais blancs, cernés par une forêt éclairée par la lune et, parfois, la lueur hésitante de l’aube... C’est une pièce » philosophique « de Marivaux, »la Dispute«, vue par Patrice Chéreau. Chéreau vient d’avoir ving-neuf ans. H y a dix ans, encore élève à Louis-le-Grand, il faisait sa première mise en scène, un Victor Hugo, tout de suite suivie de celle de » Fuentevejuna«, de Lope de Vega, qui éblouissait Bernard Dort, critique » brechtien«. L’année suivante, Dort présentait la mise en scène que Chéreau avait réalisée de »l’Affaire de la rue de Lourcine «, qui transformait Labiche en auteur noir. Premier Marivaux de Chéreau; » l’Héritier de village«, en 1967, en même temps qu’il obtenait le prix des Jeunes Compagnies pour »les Soldats«, de Lenz; décors pompéiens écaillés, officiers en habit blanc et à lunettes noires, petites filles inspirées de Balthus et d’Audrey Beardsley. Et dans le »Dom Juan « de Molière, qu’il monte à Lyon, Chéreau reconstitue l’univers de Le Nain. A Paris, il accompagne son »Richard II « de la voix de la Callas, dans un mètre de sable. Le traducteur, Pierre Leyris, quitte la salle, suivi du Tout-Paris estomaqué. Recueilli un moment par la municipalité de Sartrouville, couvert de dettes, Patrice Chéreau, qui vient de mettre en scène »l’ltalienne à Alger« au festival de Spolète, se fixeen Italie, où l’accueillent Paolo G ras si, directeur du Piccolo Teatro et son vrai maître, Giorgio Strehler. Là, il trouve non seulement les moyens dont a besoin cet enfant prodige et prodigue, mais des comédiens assez souples pour se prêter à ses exigences. Son »Joaquim Marieta«, de Neruda, sa » Lulu «, de Wedekind, son »Toller«, de Dorst, sa » Finta serva « (première traduction italienne de Marivaux) sont salués comme des chefs-d’oeuvre. Jacques Duhamel, qui veut ramener au bercail les brebis perdues, confie à Chéreau la codirection avec Roger Planchón du nouveau T.N.P., qui aura désormais son siège à Lyon-Villeurbanne. Premier spectacle: »les Massacres à Paris«, de Marlowe, où le vieux Louvre baigne dans la Seine. Prétexte pour Patrice Chéreau à transformer le plateau en véritable piscine. La nuit de la Saint-Barthélemy, les protestants sont tirés, à coups d’arquebuse, comme des canards. On voit leurs cadavres dériver au fil du fleuve. Loleh Bellon manque se noyer. Roger Planchón, superbe duc de Guise en smoking, déclame avec de l’eau jusqu’aux genoux ... La saison suivante, dans »Toller«, on fusille à bout portant, pendant de longues minutes, les anarcho-communistes de Munich, en 1919. Chaque fois, les décors de Richard Peduzzi, les éclairages blafards qui viennent du fond de la scène, les jeux de miroirs donnent aux admirables spectacles de Chéreau la précision atroce des rêves ou des cauchemars. C’est pour cela qu’à partir de janvier il va mettre en scène (au cinéma, hélas! ) »la Chair de l’orchidée«, de Chase, avec Romy Schneider et, l’année prochaine, monter à l’Opéra »les Contes d’Hoffmann«.

Le fantastique du XIX siècle et celui du XX se rejoignent. Les spectacles de Chéreau sont des aventures que nous devons partager avec lui et ses comédiens. Avec »la Dispute «, il courait encore plus de risques. L’artifice qui consiste à montrer des jeunes gens qui n’auraient jamais eu de contact avec leurs semblables avant l’âge de vingt ans mais parlent néanmoins la langue de Marivaux n’est pas facile à faire passer en dehors d’une convention si solidement établie qu’y porter atteinte fait scandale. Patrice Chéreau prend à la lettre ce que dit Marivaux, Non sans perversité à l’égard d’un auteur pour qui le langage était lout, il se demande en premier lieu comment représenter aujourd’hui des gens qui auraient assez de pouvoir pour tenir enfermés vingt ans des enfants soustraits à leurs proches. D’où le prologue, joué principalement par une actrice brésilienne, dont l’accent évoque un pays où puisse exister une oligarchie assez rich et assez puissante pour se permettre de telles fntaisies. Il puise dans divers textes de Marivaux pour donner à ce prologue, avec ses jeux de miroir déformants, ses éclairages cadrés comme au cinéma, une allure sadienne. D’emblée, nous comprenons que l’univers cruel de Marivaux est rendu à ses intentions secrètes, à ce XVIII siècle, déjà celui des »Lumières«, où un auteur de » comédies « à la vie sans éclat précède Rousseau, Sade, Beaumarchais, Condillac. »Où allons-nous, seigneur? Voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n’y annonce la fête que vous m’avez promise. « Les palais et la forêt sur lesquels le rideau s’ouvre ont bien de quoi effrayer la princesse Hermaiane. Le drame va se dérouler dans un décor surréaliste éclairé par la lune. De quoi rendre fous les »enfants« qu’on va faire vivre pour la première fois parmi leurs semblables, sous la surveillance de deux Noirs joués par des acteurs américains, Mabel King et Thomas Anderson —, à la fois cruels et rassurants. Ils baignent la jeune fille (Laurence Bourdil) dans la rivière de la vraie eau où elle voit pour la première fois son image. Elle découvre son corps avec autant de surprise que le compagnon (Hugues Quester) qu’on lui donne et dont on va l’obliger à se séparer pour savoir si la fidélité est chose ou non » naturelle «. Deux autres » cobayes « les rejoindront dans leur jeu (Hermine Karagheuz et Alain Libolt). Ils sont comme de jeunes animaux, dotés du langage, certes, mais qui doivent cependant apprendre par eux-mêmes, comme le veut Marivaux, ce qu’est le laid, le beau, ces autres » moi « dont est peuplé ce monde qu’ils ignorent. Ils essaient de s’enfuir dans la forêt quand on veut les renfermer de force dans leur toril: une véritable forêt dont les feuilles bruissent et craquent, pleines de cris d’oiseaux. Ces enfants, on l’a compris, ce sont les »enfants sauvages«, dont le XVIII siècle, peu après que Marivaux avait écrit sa pièce, s’est tant occupé. Vingt ou trente ans séparent »la Dispute« de ces expériences tant de fois décrites, y compris par Rousseau dans »l’Emile« .. . Qui pourrait chicaner Chéreau sur ce décalage de vingt ou trente ans? Grâce à une véritable «archéologie du savoir « à la Michel Foucault, Chéreau trouve la correspondance