Les états généraux en France

LES ÉTATS GÉNÉRAUX EN FRANCE. 889

hommes, quelquefois inexpérimentés, souvent déçus, presque toujours bien intenlionnés, que nous venons de voir à l'œuvre dans nos assemblées d'Etats Généraux? avons-nous pleinement atteint le but ? ne l’avons-nous pas manqué au moins en partie? Et si d’autres nations, maintenant tranquilles et libres, se reposent de leur tâche accomplie, n'est-ce pas qu'elles ont, mieux que nous, mérité de réussir; et pourquoi ont-elles réussi? — Grandes questions, auxquelles chacun de nous répond d'une manière différente, suivant la pente de son esprit; suivant que celui-ci le porte à préférer l'égalité à la liberté, ou bien la liberté à l'égalité, ou à les aimer toutes deux d’un amour égal.

En prenant la fraternité pour l’un des termes de sa devise triangulaire, la Révolution française a fait une chose un peu enfantine. Ceci n’est pas du Washington; c’est du Bernärdin de Saint-Pierre. La fraternité ne se décrète pas ; ce n’est point un droit que l’on proclame ; c’est une vertu que l’on pratique quand on a le sens moral, le cœur bien placé, esprit chrétien. À ceux qui, au nom de l’égalité, nous menacent de l’avénement de nouvelles couches sociales, on peut répondre qu’il n’y a plus de « couches » et que l'égalité est acquise. Leur prophétie, si elle s'accomplissait, ne serait pas la continuation, elle serait le renversement de l’œuvre de 1789, car, depuis lors, il n’existe plus en France ni classes ni catégories : la loi ne reconnait ni nobles ni roturiers; ni bourgeois ni grands. seigneurs : il n’y a devant elle que des citoyens, et, le sol étant nivelé à ce point, on ne saurait comprendre qu’on puisse désormais, en le remuant encore, produire autre chose que l'inégalité. Ce qu’on peut faire, c’est le cultiver, non pour détruire — on n’y parviendra pas, surtout à l’aide de la loi toute seule — mais pour affaiblir autant qu'il est en nous certaines inégalités personnelles. Celles-ci, d'ailleurs, sont de celles auxquelles il faut savoir se résigner : elles subsisteront tant qu’on n'aura pas {trouvé moyen de faire marcher droit tous les boiteux, de faire voir clair à tous les aveugles, de rendre deux bras à ceux qui n'en ont qu'un, de décider tousles paresseux à aimerle travail et d’empêcher de boire tous les ivrognes. En réalité, l'égalité est acquise autant qu'elle peut l'être par la loi. Gardons-nous bien de nous en plaindre, mais n’ayons pas la témérité de vouloir pousser lexpérience au delà de ce qui est fait, car nous nous exposerions à perdre nos conquêtes, sans d'ailleurs pouvoir y gagner rien autre chose que la misère. Cette vérité a été souvent démontrée; elle l'était dernièrement encore dans une de ces conférences d'économie politique, où, avec l'esprit de Bastiat, parle le cœur de M. Frédéric Passy. Traitant, ce jour-là, de la véritable égalité, celui-ci a peint d’un mot et condamné par une anecdote cette égalité fausse, menteuse, vio-

10 Juin 1875, 57