Rouget de Lisle : sa vie, ses œuvres, la Marseillaise

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adversités se multiplient; mon agonie déjà si longue ne saurait durer longtemps encore. Si Rosa ne fut pas un être purement fantastique; si j’ai bien interprété l’ordre qu'elle sembla me donner de consacrer le souvenir de son infortune, hâtons-nous de satisfaire ses mânes; et quelque puisse être ce monde mystérieux où je la rejoindrai bientôt, que son ombre du moins n’ait pas le droit d’y contrister la mienne par des reproches.

« Le premier jour du printemps 1812 me reçut dans ma chère solitude. Je me flattais alors que là s’accomplirait ma destinée. Privé de toute distraction extérieure, sans ambition désormais, sans projets; sans espérance dont les fictions pussent caresser mes loisirs, que je regrettai d’avoir négligé ces goûts nés avec moi, ces germes heureux dont la culture avait semé sur ma vie tant et de si douces jouissances!

« Je m'effrayais d'interroger ma mémoire, autrefois riche et fidèle ; mon imagination autrefois si docile; mon ancienne aptitude à revêtir ses capricieuses conceptions de formes poétiques et musicales. Ce violon, la joie de mon enfance, la passion de ma jeunesse, mon bonheur de tous les temps; ce violon, compagnon jadis et consolateur de ma captivité, le confideut de mes amours, la source de mes inspirations, à peine osais-je tourner vers lui mes regards; je l’avais abandonné depuis dix ans ; il m'accusail d’ingratitude.

« Je restai plusieurs jours absorbé dans mes tristes réflexions, sans avoir le courage de constater à quel point elles étaient fondées. Cette expérience je la fis enfin, et combien n’eus-je pas lieu de m’en applaudir. Jamais avare ne fut si heureux en retrouvant son trésor. À mon premier appel, je sentis se ranimer toutes ces facultés que je croyais éteintes. Ma mémoire se réveilla, plus active et plus féconde ; une foule d’idées oubliées revinrent peupler