Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

92 UN HIVER À PARIS

tives et savent qu’à Paris, tout succès marqué nuit momentanément aux autres représentations. Mlle Georges est la reine du jour; chaque fois qu’elle jouera, la salle sera comble, — et déserte le lendemain.

Je ne vous ai rien dit de la pièce principale : le Léqataire universel, de Regnard. Comme les vieilles comédies d’un vrai comique, mais d’un comique un peu salé, elle a été jouée sans cette franche gaieté qui me charmait il y a dix-sept ans. Les acteurs se rendent compte que la pudeur affectée du public actuel ne veut plus entendre les « mots propres », sur lesquels Molière et ses bons imitateurs ne craignaient pas d'appuyer devant une assistance plus saine et moins dégoûtée. Ils glissent done sur les passages scabreux avec une rapidité qui en détruit la saveur; des scènes entières se trouvent ainsi dénaturées.

J'ai remarqué des imperfections d’un autre genre, qui devraient être bannies des Français. Dans le Légataire, la mère et la fille portaient, l’une comme l’autre, des robes de soie grise, de nuance et de coupe identiques. Mais la mère avait orné la sienne de garnitures rouges et s'était ainsi donné des airs de « vieille folle » qui ne cadraient nullement avec le caractère de son rôle. J'avais déjà fait une observation analogue, à propos de costume, au Théâtre Louvois, et je m'étais dit, à cette occasion : « Voilà une erreur que l’on ne commettrait pas aux Français! » On jouait chez Picard le Mari ambitieux (1), satire froide et languissante contre la rage des places et de l'argent. Les acteurs remplissant les cinq principaux rôles étaient uniformément costumés en fracs bleus ou bruns, gilets blancs, culotte de soie noire, bas de soie blancs ; le do-

(1) Le Mari ambitieux, ou l'Homme qui veut faire son chemin, comédie en cinq actes et en vers de Picard, une de ses moins heureuses pièces. Représentée le 15 octobre 1802.