Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

UN HIVER A PARIS SOUS LE CONSULAT. 445

anglais, lord Witworth (1), amenait à lui seul trente-six de ses compatriotes faisant pour la plupart partie de sa légation. Les Anglais entraient dans le cabinet de Talleyrand au moment où nous arrivions ; nous avons donc dû attendre un certain temps. Les ambassades autrichienne et russe avaient passé les premières ; les Espagnols ont suivi les Anglais, notre tour n’est venu qu'après. Talleyrand nous a à peine laissé le temps de lui faire quelques compliments. Avec son air fatigué, sa physionomie maussade et son grand habit bleu chamarré de broderies d'argent, il ne répond guère à l’idée que l’on a de sa haute capacité (2). Après quelques phrases de politesse, il n’a parlé que du cérémonial à observer le lendemain, en nous avertissant que nous pourrions assister

(1) Ancien ambassadeur anglais à Pétersbourg, au moment de l’assassinat de Paul [*. C’est le diplomate auquel Bonaparte aurait fait la fameuse scène de la rupture de la paix d'Amiens. Il a fallu quatrevingt-dix ans pour savoir la vérité sur ce point et reconnaitre, par la publication des dépêches de Witworth, que ce prétendu « esclandre sans précédent » n’a été qu'un vif incident diplomatique. (V. England Bonaparte in 1803. Browning.)

(2) Un.Allemand de haute intelligence, aussi spirituel qu'original, le comte de Schlaberndorff, qui a passé sa vie à Paris où il est mort (1789-1824), fait un portrait piquant de Talleyrand à l’époque du Consulat : « Pour se faire mieux valoir, Bonaparte devrait toujours avoir à ses côtés, quand il est en représentation, ce personnage ravagé qui semble soutenu par son ample costume d'apparat. Il est difficile de voir une individualité d'aspect plus chétif et plus terne. Son air d’abattement physique, sa physionoïie éteinte indiquent l’homme énervé par les jouissances; son corps émacié se traine péniblement et par saccades sur des pieds difformes de naissance. Il faut être profond physionomiste pour deviner sous cette enveloppe répulsive et morne, sous ces allures languissantes, dans ces yeux bleus presque morts où ne brille qu'une étincelle de vie, en un mot, à travers tous les caractères du type blond affadé, l'habile et rusé prélat diplomate qui dupe la France et l'Europe. » (Napoléon Bonaparte et le peuple français sous son consulat; En Germanie, sans nom d'auteur, in-8°, 1804, VII, 447 pages.)

Reichardt, lié avec l’auteur, surveilla l'impression de ce volume, qui parut en allemand à Hambourg.