Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

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repos dans ce « surmenage », on doit se résoudre, soit à manger très lentement, en laissant se figer les bonnes choses qu’on vous sert, — ce qui est navrant pour un amateur, — soit à dévorer avec une rapidité indigne du convive qui se respecte.

Les primeurs de la saison dominent dans ces déjeuners d'invention nouvelle; ce qui ne veut pas dire qu'il n’y ait surabondance d’autres friandises. Quant aux vins, on en boit ayec une profusion et une recherche inconnues à l’époque de mes séjours antérieurs. L’habitude de boire avec excès s’est, du reste, singulièrement généralisée : militaires et jeunes gens se réunissent dans le but spécial de se griser consciencieusement, suivant la bonne méthode allemande; les victoires ou défaites bachiques sont un thème de dissertations pour cette belle jeunesse. La contagion gagne jusqu'aux gens sérieux : l’autre jour, je dinais chez un homme d’un certain âge, tenant au meilleur monde. Il recevait gracieusement ses invités, mais semblait faire les honneurs avec une gêne dans les mouvements et une pesanteur de langue surprenantes chez un Français. J’eus le mot de l'énigme, quand j'appris que l’aimable amphitryon sortait d’un « déjeuner dinatoire ». Il n’a pas touché à un plat de son dîner; mais il retrouva bientôt sa liberté de parole et d'action, grâce à de fréquentes rasades de l’excellent punch glacé que l’on nous servait. Son procédé m'a rappelé celui du général prus-

sien P***; après son dîner, le vieux guerrier caressait sa bouteille jusqu'au moment où il lui devenait impossible de se dresser sur ses jambes, en s’arc-boutant aux bras de son fauteuil. Alors paraissait son valet de chambre, porteur d’un immense bol de punch dont l'absorption remettait infailliblement d’aplomb le brave vétéran.

On a laissé perdre la tradition des dîners, que les gens