Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT. 151

Elle nous fait espérer, pour cet hiver, quelques-unes de ces jolies représentations de société qu’elle organisait si bien autrefois et que le grand monde actuel ignore, aussi bien qu'il dédaigne les autres plaisirs élégants de l’ancien régime.

En sortant de son atelier, je suis allé dîner chez Lalande. Encore un dîner! allez-vous dire? Eh! oui. J'avoue mon faible pour une table bien garnie, entourée de convives gais et spirituels ; elle procure, à mon avis, quelques-uns des meilleurs instants de la vie. C’est une jouissance que je suis certain de trouver chez mon cher astronome; de plus, cette fois, sa nièce, toujours pleine d’attentions envers moi, avait tenu sa promesse d'inviter le poète Delille. D’assez petite taille et d'apparence délicate, Delille est un des plus aimables vieillards que j'aie vus. Plein de gaieté et de piquant dans l’esprit, inépuisable en saillies et en anecdotes, il conte d’une façon vive, fine et naturelle. Bien que fort laid, son visage n’est pas déplaisant; je lui trouve quelques traits du masque du satyre antique. Les gens qui ont pris la peine d'étudier les figures de ce type que nous devons au ciseau grec ne diront pas que j'entends faire un mauvais compliment à Delille. Outre son talent de conteur, il a le mérite rare d'écouter les saillies d'autrui, d’en rire de bon cœur et de renvoyer la balle avec entrain. Un conteur allemand veut, en général, porter seul la parole; il considère tout interrupteur comme un concurrent hostile. Chez nous aussi, on a trop de réserve ou de timidité pour répondre à une vive saillie par une repartie du même style; il en résulte, le plus souvent, que l’on se borne à des broderies sur un canevas qui ne varie pas. À Paris, où l’on goûte peu les récits de longue haleine, — si peu que même les narrations de Delille sont parfois jugées traînantes, —