Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

152 UN HIVER A PARIS

l’anecdote ou la plaisanterie n’est que le thème sur lequel s'exerce la fantaisie des assistants. Elle est comme le silex d’où jaillit l'étincelle qui fait partir le feu d'artifice. Mais ce feu est inoffensif; ses fusées ne crachent ni poudre incendiaire ni plomb meurtrier; elles ne sauraient blesser personne. Si par aventure l’un des assistants à l’épiderme trop sensible et se juge touché par une flammèche, il se garde d’en rien témoigner, sachant fort bien que la mauvaise humeur n’est pas tolérée dans le monde.

Après diner, Delille nous a dit plusieurs morceaux tirés de deux poèmes inédits : Imagination (1) et les Éléments (2). Dans les passages où dominent l'esprit et la malice, la finesse et la satire, sa déclamation est parfaite. Comme il n’appuie pas sur les rimes, j'avais quelque peine à saisir la coupe des vers, et son débit étant aussi rapide qu'ininterrompu, sans variation sensible dans le ton, il ne m'était pas facile de distinguer le texte versifié des parenthèses et des malices que le poète s’amusait à jeter çà et là, sous l'inspiration du moment. J’ai noté une fois de plus, à cette occasion, la différence fondamentale entre la poésie française, qui ne tient compte que du nombre des syllabes, et notre poésie allemande, qui essaye de reproduire les rythmes grecs.

Mme Delille (3), qui conserve des restes de beauté, à

(1) L'Imagination, publiée en 1806.

(2) Les Éléments, titre provisoire des Trois règnes de la nature, publiés en 4808.

(3) Les Ariettes de Mme Delille (Marie-Jeanne Vaudchamps) étaient. l'intermède obligé des déclamations de Delille. Tout le monde flattait les goûts ou les manies de l’aimable vieillard, dont l'humeur enjouée, la malice bienveillante faisaient comprendre les surnoms d'écureuil et de sapajou, imaginés par ses camarades d'enfance. La malveillance n’a pas épargné les sarcasmes à la compagne de Delille. Les vieux amis du poète ont témoigné, par leurs égards envers sa veuve, de leur mépris pour d’injurieux commentaires. On