Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

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et le faisait vivre, en alliant, avec une habileté suprême, les façons d’un monde conventionnel aux singularités d’un type pris dans la réalité. Un spectateur non prévenu ne se serait pas douté que Molé jouait un rôle, tant il déployait d’aisance et de naturel. Il est vrai que l'acteur vivait de la vie parisienne la plus raffinée, prenant part à ses folies et à ses dissipations. Cette existence évaporée lui a coûté cher. Bien qu’il ne fût plus jeune, il lui restait assez de vitalité pour continuer à faire, pendant quelques années, la joie des amateurs de la haute comédie ; mais une belle recette, encaïssée à la suite d’une représentation donnée à son bénéfice pour l'aider à réparer les brèches de sa fortune, lui avait fourni les moyens d'organiser une fête à sa maison d’Antony. La réunion fut plus que joyeuse, et Molé, relevant à peine d’une grave maladie, a dépensé là ses forces, comme un jeune écervelé. Cette « folle journée » a hâté sa fin : il est mort (1) absolument épuisé; vingt-quatre heures après son décès, il a fallu inhumer à la hâte ses restes tombant en dissolution. La triste coutume des enterrements précipités est, hélas! universellement suivie maintenant, à Paris; on y procède souvent le jour même de la mort.

Les comédiens du Théâtre-Français ont décidé d’abandonner, durant six mois, à la famille Molé la part de recettes qui serait revenue à l’acteur vivant. Le cadeau n’est pas à mépriser, car, bien que la multiplicité des théâtres ait réduit notablement ces bénéfices, qui s’évaluaient jadis à quarante ou cinquante mille livres par an pour les premiers sujets, ils peuvent encore être estimés à la moitié de cette somme. On a de plus assuré à l’orpheline

(1) Molé avait soixante-huit ans; né en 1734. Depuis 1782, il était veuf d’une actrice assez jolie, mais de talent médiocre, fille de l’épicier Pinet; son nom de théâtre avait été Mlle d'Épinay.