Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT. 1519

scène de l’Œdipe de Sacchini, et une jeune personne s’est tirée à son honneur d’un air de la Didon de Piceinni.

Le soir, à l'Opéra, je me suis assez diverti, non pas à écouter les chanteurs, — vous savez mon opinion sur leur compte, — mais à regarder mon voisin, l'Envoyé de Tunis, dévorant des yeux le troupeau de bayadères qui évoluent presque nues dans le triomphe de Tamerlan, et s’extasiant ensuite devant les prouesses de Don Quichotte, héros inconnu pour lui et que les Noces de Gamache de Gardel n'étaient certainement pas propres à lui faire comprendre. Il a dû considérer ce ballet comme la fin de Tamerlan, à l'instar du bourgeois parisien qui, prenant pieusement une pièce comique pour le sixième acte de la tragédie, ne s’expliquait pas le dénouement des aventures tragiques du héros.

A l’occasion du dernier dîner de Lalande, je vous ai parlé assez longuement de Delille; mais j'ai négligé de vous dire qu'il m'avait engagé à venir le voir. Hier, au moment de sortir pour lui faire ma visite, je m’aperçus que j'avais oublié de m’enquérir de son adresse. Lalande demeure trop loin de mon auberge pour que j'aie songé à aller me renseigner chez lui. Après avoir questionné inutilement plusieurs personnes, l’idée m'est venue de m'adresser à l’éditeur du Dithyrambe sur l'immortalité de l'âme (1), qui vient de paraître. Je vais donc au magasin et je demande au libraire où demeure Delille. « Je l'ignore, répond-il. — Vous êtes cependant bien l'éditeur de son dernier livre? — Oui. — Vous ne l’auriez pas vu depuis son retour? — Si! très souvent. — Comment alors

(1) Cette pièce, composée par ordre pour la fameuse fète de l'Étre suprême du 8 juin 1793, avait été tenue secrète par l'auteur. Le barde mis en réquisition par Robespierre n'avait pas refusé ses vers « aux

tyrans »; il s'était contenté de les faire tels qu'il n'y avait pas moyen de s’en servir, dans la circonstance.