Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

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ignorez-vous son adresse? — Monsieur, réplique le libraire prenant une mine sérieuse, je ne suis pas autorisé par M. Delille à donner son adresse au premier venu! » Il me fallut alors décliner mes noms et qualités, dire comment j'avais fait la connaissance de M. Delille, quand il m'avait invité à le voir. Enfin le cerbère se décida à livrer la mystérieuse adresse, sans me faire d’ailleurs la moindre excuse pour toutes ses difficultés. Me voilà en route pour l’autre extrémité de la ville, l’ancienne Place Royale, où Delille demeure dans le vieil hôtel Richelieu, aujourd'hui vide et dévasté. J'arrive; nouvelles difficultés de la part du concierge! Et je crois que je n'aurais jamais dépassé le seuil, si, profitant d’un instant où le bonhomme était distrait par un domestique, je ne m'étais élancé dans l'escalier. J'ai pénétré comme une bombe chez Delille, sans me faire annoncer. J’ouvrais sa porte quand il vint à moi très empressé, s’excusant avec mille formules de politesse respectueuse de se laisser prévenir. Ma visite le rendait confus! Surpris de ces protestations, je l’interrompis en remarquant doucement qu'il se trompait sans doute à mon endroit, que j'étais le Berlinois avec lequel il avait diné chez Lalande et qu'il avait bien voulu inviter à venir le voir. « Bien! bien! Je vous prenais pour l’archevêèque de Turin qui me fait annoncer sa visite. Voilà ce qui arrive, quand on est aveugle! » Chez Lalande, où je n'avais vu Delille qu’à table et au coin de la cheminée, je ne m'étais, en réalité, pas aperçu qu'il n’y voit presque plus. Il a les yeux bien ouverts et paraît seulement loucher un peu; on peut s’y tromper. Sur ces entrefaites, l’archevèque du Turin entre et recoit en personne les compliments qui m'avaient été adressés par erreur. Le prélat, bon vieux Piémontais, a gémi sur les fatigues du long voyage de Turin à Paris.