Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT. 181

Pour s’en dispenser, il avait prétexté l’âge, les affaires, la légèreté de sa bourse. Bon gré, mal gré, il a fallu obéir à un ordre formel de se trouver à Paris, à jour dit; — on croit que ce prélat est un des évêques destinés à recevoir le chapeau de cardinal de la main du légat, S. fm. Caprara. Ces messieurs ont beaucoup parlé du bon temps de l’ancien régime dont Delille chante partout et très haut les louanges; du célèbre abbé Maury, en ce moment archevéque en Italie; de son grand adversaire Mirabeau, qui m'a semblé en mauvais renom auprès de mes interlocuteurs; ils l’ont fort malmené. Au milieu de l'aplatissement universel et de l'extrême réserve que l’on met partout à formuler une opinion, la franchise, la liberté de paroles de Delille m'ont agréablement surpris el procuré comme un soulagement. Gest le seul Parisien que j'aie entendu déclarer ouvertement son antipathie pour le nouvel ordre de choses (1); tous les autres, si MméContents qu'ils puissent être au fond, ne témoignent leur opposition que par des mots couverts, véritables énigmes pour les non initiés. Je ne trouve de réellement satisfaits que les fonctionnaires grassement payés, partisans-nés

(1) D’autres que Reïichardt ont attribué à Delille un rôle d'opposant déclaré, qui n’était pas à sa taille. En réalité, la royauté littéraire du poète et la puissance consulaire et impériale ont vécu dans une neutralité bienveillante. Malgré ses regrets du régime déchu, Delille s’est tenu dans une réserve discrète vis-à-vis du pouvoir nouveau, qui le protégea contre des insinuations malveillantes et qui lui offrit une pension, sans exiger un tribut d'éloges.

Quelques vers d'une ode, retrouvée manuscrite dans ses papiers. montrent cependant par leur ironie une certaine hostilité à Napoléon. Non, par le choix pénible et nécessaire Des chaînes ou de la misère

Ce cœur indépendant ne fut jamais froissé; Et ma pauvreté magnanime Reconnait ton âme sublime Au néant où tu m'as laissé.