Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT. 193

ensemble une soirée dont l'impression est restée très vive pour moi.

Hier, on a donné Cinna. C'est la meilleure représentation à laquelle j'aie assisté depuis mon séjour ici. Mademoiselle Georges a prouvé, d’une manière irréfutable, que le rôle d'Émilie est vraiment fait pour elle : elle a personnifié la haine et le mépris avec une intensité d’expression qui serait inexplicable chez une aussi jeune et aussi belle personne, si l’on ne savait qu’elle a eu, pour ce rôle, un modèle achevé devant les yeux, dans Mile Raucourt, son professeur.

Son application à suivre son modèle donnait, jusqu’à présent, à son jeu je ne sais quoi de contraint et d’artificiel qui contrastait avec sa jeunesse et sa beauté; ce défaut a disparu, cette fois, devant les applaudissements croissants. Mile Georges a fini par atteindre à une complète liberté d'action, et, s’abandonnant à son inspiration, elle a exprimé admirablement les sentiments d’étonnement, de surprise, d’admiration. Les galants Parisiens ont saisi l’occasion d’exalter non seulement son talent mais sa beauté; le vers :

Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d’autres,

a provoqué un tonnerre d’applaudissements. Talma a joué magistralement; jamais je n’avais remarqué autant de perfection et de variété dans ses attitudes. Je commence à me faire à cette succession ininterrompue de poses étudiées; bien que je n’aie pu m'empêcher de songer, hier, au mot de Gœthe : « On sent l'intention et l’on est agacé. » Je m’accoutumerai moins facilement à sa déclamation trop uniforme, souvent hors du ton, appuyant sur chaque mot. Monvel, qui n’a pas mal rendu le personnage d'Auguste, est tombé dans les mêmes défauts : 13