Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT. 67

Du plus rare talent sembloit l'effort suprême,

Dans un nouveau tableau s'est surpassé lui-même. J'entre et vois tout le monde interdit, étonné,

Fixé sur un seul point, d’un seul côté tourné. Chacun cherche un tableau, personne ne le quitte : C’est Phèdre, c’est Thésée et le noble Hippolyte, Dit-on de toutes parts. J'en approche un moment : Quel effet! quel prestige ! et quel enchantement! J’ai cru, je l’avoürai, voir leurs bouches muettes Prononcer les beaux vers du plus grand des poètes, Et par l'illusion de ce tableau divin,

Entendre encor Racine, en admirant Guérin.

Le « Proscrit », auquel ces vers font allusion, est le Marcus Sextus (1), exposé il y a deux ans, qui a déjà inspiré à Roger un impromptu analogue, Des applaudissements unanimes ont accueilli cet hommage à Guérin, parfaitement dit par Mlle Mars. Comme l'actrice avait regardé fréquemment vers un certain coin dela salle pendant qu’elle déclamait, les spectateurs ont fini par reconnaître Guérin et l’ont applaudi avec chaleur.

Un récent suicide alimente en ce moment l’éloquence des journalistes et leur procure l’occasion de dire son fait à la philosophie. Un garçon de treize ans, fils d’un imprimeur et apprenti chez un honnête doreur, vient de se tuer, parce qu'il ne pouvait supporter « le chagrin de se voir mal vêtu »! La veille, il avait employé les neuf sous qui lui restaient à acheter des gâteaux dont il avait régalé une camarade de dix-huit ans ; à la fin de la collation, il lui avait dit froidement : « C’est la dernière fois que nous mangeons ensemble ! » Resté seul, l’ap-

(1) Retour de Marcus Sextus, au Louvre. — Le personnage est imaginaire. — Exposée au salon de 1799, l'œuvre de Guérin avait enthousiasmé un public qui, songeant aux émigrés plutôt qu'à la peinture, avait vu une allusion politique dans le choix du sujet. Achetée douze mille franes par M. Ducretot, manufacturier, cette toile passa, pour la même somme, dans la galerie de Lucien Bonaparte .