Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

82 UN HIVER A PARIS

apparue le visage encadré de flots de rubans, avec un énorme bouquet planté dans les cheveux et retombant jusqu’à la naissance du nez. Les révérences et les grâces qu’elle prodiguait pour manifester à tout venant ses « profondes sympathies » imprimaient à sa coiffure de telles oscillations, que c’est à peine si l’on parvenait à distinguer ses yeux et ses lèvres dans ce fouillis. Pour ses paroles, c'étaient des gémissements de colombe !

Un grand feu de cheminée éclairait son vaste et beau salon, trop étroit bientôt pour les arrivants. Au début nous étions une soixantaine, des Anglais en majorité. J'avais cependant découvert quelques Français, entre autres l’évèque sénateur Grégoire (1), que je me représentais comme un vieil illuminé. Or il ne paraît pas avoir plus de cinquante ans; de taille élancée, d'extérieur agréable, de conversation fine et pénétrante, il a une politesse flatteuse. Puis, Lasteyrie (2), que nous étions charmés de posséder à Berlin, quand il y poursuivait ses recherches agronomiques; enfin, un autre personnage assez jeune et fort intelligent, — son nom m’échappe, très au fait de la philosophie et de la littérature allemandes. Heureusement, je m'étais rapproché de ces messieurs, dès mon entrée. Sans cette circonstance, je me serais {rouvé en pays inconnu, sans pouvoir échanger un propos raisonnable. A l’heure de la sortie des théâtres, le monde élégant a fait invasion; il n’y a plus eu possibilité de bouger. Les femmes étaient assises sur des sièges rangés tout contre les murs, et l’on ne se sentait aucune envie d'aborder les belles insulaires raides et prudes. Au

(4) Grégoire, ex-évêque constitutionnel de Blois, né en 1750.

(2) Comte Lasteyrie du Saillant, agronome, publiciste, philanthrope, avait repris après Thermidor ses voyages d’études, interrompus par les premières années de la Révolution.