Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT, 83

milieu du salon, les hommes formaient un groupe compact que les domestiques portant les plateaux de thé et de rafraîchissements avaient peine à traverser pour arri-ver aux dames. Malgré cette cohue, on vint placer au centre de la pièce un fauteuil destiné au poète Vigée (1), qui allait dire des vers, et miss Williams pria « ces messieurs » de s’écarter, afin de permettre aux dames de contempler le déclamateur. La manœuvre n’était pas facile : « Voici un « mouvement » qui exige une savante tactique », dis-je, en riant, au voisin qui me serrait à droite. Il se trouva, comme me l’apprit mon voisin de gauche, que je venais de m'adresser au général Kosciusko (2). — La mode de ne plus « annoncer » fait que l’on ne sait jamais avec qui l’on se trouve dans un salon. — Le général me ménageait une surprise analogue à celle que venait de me causer Carnot, à l’Institut. Pas un trait de sa figure ni de sa personne ne révèle le héros, même l’homme d'action; il a l'air avenant et bon, sans vivacité ni ardeur concentrée. C’est évidemment le cœur et les circonstances qui ont seuls déterminé sa-noble conduite. Il montre du reste un honorable. caractère, en refusant tout commandement dans des pays autres que sa patrie.

La presse avait poussé contre moi un autre assistant ayant de la ressemblance avec notre philosophe natura-

(4) Frère de Mme Vigée-Lebrun, la célèbre portraitiste.

On a dit que Vigée voulut « offrir une preuve nouvelle que la poésie est sœur de la peinture ». Sa poésie n’a jamais eu grande vogue; mais sa diction, formée par son amie, Mlle Doligny, triomphait devant les auditoires féminins; son aménité et ses bonnes manières ne nuisaient pas à ses succès de salon.

(2) Kosciusko était revenu à Paris en 1798, après un voyage en Amérique, fait à la suite de sa sortie des prisons de Pétersbourg, à la mort de Catherine II. L'Assemblée législative lui avait décerné le titre de « citoyen français » dès 1792.