Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

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liste Steffen; c'était le député suisse Kulin (1), de Berne. Il m'a renseigné sur son pays, autant que peut le faire, en public et à Paris, un prudent homme d'esprit; l’ami qui m'avait présenté dans la maison parvint à nous joindre, et la déclamation poétique devint, grâce au ciel, un intermède de notre entretien particulier.

Vigée nous a lu une épître débutant par un exorde sentimental, finissant par une péroraison comique. Elle a été suivie d’un froid monologue d’Ariane pleurant le départ de Thésée. Ce versificateur ferait mieux de s’en tenir à ses madrigaux. La séance a dû lui faire passer l'envie de produire ses œuvres devant un auditoire de « soliveaux » anglais et allemands! Ses mines, ses artifices de rhéteur n’ont pas provoqué un applaudissement ; les ah! les oh! de miss Williams, qui s’était presque couchée sur ses genoux, afin de mieux recueillir sans doute chacun des vers tombant des lèvres inspirées, n’ont pas réussi à électriser l'auditoire. — Mais en voilà assez sur ce Cercle, que l’on dit « le plus intéressant » de Paris ! Je me suis esquivé, malgré l'annonce d’une audition d’artistes de l'Opéra-Buffa.

En revenant chez moi, avec quelques personnes, l’'illumination étincelante d’une maison de jeu nous a donné la tentation d'entrer. Une foule de gens de tout calibre se pressaient autour des longues tables vertes, dressées dans deux salles. La bonne moitié de l’assistance se composait de femmes, et, ce qu’il y a de pire, les joueuses les plus enragées n'étaient pas des «filles ». I était facile de reconnaître qu’elles n’appartenaient pas à cette catégorie et que l’unique passion du jeu les avait amenées

(1) Un des députés envoyés à Paris pour les négociations relatives à la médiation du Premier Consul, demandée par le Sénat helvétique, le 2 septembre 1802.