Serbes, Croates et Bulgares : études historiques, politiques et littéraires

LA BULGARIE MODERNE 195

Le spectacle des agitations politiques dont j'avais été témoin il y a un quart de siècle m'avait inspiré des réflexions analogues d’un caractère assez pessimiste :

« Je ne crois pas, écrivais-je alors, que les constitutions libérales soient précisément faites pour les peuples enfants. Ce sont des engins perfectionnés; ils demandent pour être maniés avec succès une expérience qui ne s'acquiert, hélas, qu'avec le temps. Echanger brusquement le régime arbitraire des pachas contre le plein exercice de la li berté parlementaire, c’est là pour un peuple une dangereuse épreuve; c’est comme si l'on passait brusquement à l'air libre en sortant d’une cloche d'air comprimé,

« Certes, le droit de réunion, la liberté de la presse, la responsabilité ministérielle, sont pour un peuple de précieuses prérogatives; sont-elles indispensables à une nation qui ne sait encore faire ni son pain, ni son vin, qui labour encore avec une charrue de bois et chez qui la moitié du sol est en jachère ? J’en doute; s’il m'était permis de faire un vœu en faveur des Bulgares, je leur souhaiterais moins un souverain constitutionnel qu'un bon tyran, un sultan Mahmoud, un Pierre-le-Grand inexorable et farouche qui les fit entrer de force en Europe, qui osât forcer chez eux la marche du progrès et les émanciper définitivement des traditions ottomanes, comme le tsar de fer émancipa son peuple des traditions byzantines ou tatares!. »

Lorsque dans le courant du mois de septembre 1886 le prince Alexandre de Battenberg, vainqueur des Serbes et bénéficiaire de l’union définitive des deux Bulgaries du nord et du sud, crut devoir abdiquer devant la mauvaise volonté de la Russie, les Bulgares se trouvèrent fort embarrassés. En proclamant la république, ils auraient évidemment échappé à l'ennui de mendier un souverain à travers l’Europe ; mais ils sentaient bien qu’ils n'étaient pas encore capables de se gouverner eux-mêmes,que sur eux pesait la tare héréditaire, l’esprit anarchique de la race (Ethnos anarchikon kaï misallélon, race anarchique et incapable d'amour mutuel, avait dit de leurs ancêtres un empereur byzantin),

1. La Save, le Danube et les Balkans, p. 218, 219.