Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803) d'après les lettres de J.-F. Reichardt

SOUS LE CONSULAT. 49

Adrien, qui fait regretter chaque jour davantage Chéron de plus en plus rare à la scène, finiront par me faire prendre en grippe l'Opéra, resté après tout un beau spectacle. Pour compléter mon guignon, Laïs (1) n’a pas chanté! Il n’y a que la voix de Mme Branchu (2) qui m'ait fait plaisir; elle semble promettre.

Le beau monde a eu l'esprit de ne paraître que pour le ballet de Gardel : Télémaque (3). Les nymphes de Calypso ont dansé à ravir; la mignonne Gardel, un véritable Amour, tourne les têtes du public, aussi bien que la cervelle de Télémaque, d'autant mieux que la belle Clotilde (Calypso), embarrassée dans son costume traînant, en est réduite à une pantomime mélancolique. Le célèbre Vestis (4) a terriblement perdu depuis dix ans : la grâce à disparu, il en est aux « tours de force »! Du reste, Mentor perpétuellement aux écoutes, montrant sans cesse sa tête de Méduse pour prodiguer les menaces ou les refus, est, il faut en convenir, un rôle ingrat dans un ballet!

Le lendemain, le théâtre Feydeau m'a procuré une

(1) Laïs ou Lays, originaire de Bagnères de Bigorre, a tenu la scène pendant quarante ans; ses débuts sont de 1779. Il a passé, à juste titre, pour la plus belle voix de ténor entendue à l'Opéra jusqu'à lui.

(2) Chevalier (Alexandrine-Caroline), femme du danseur Branchu, laide mais délicieuse cantatrice, élève de Garat. avait débuté à l'Opéra en 4801; son travail persistant lui a permis de justifier le pronostic favorable de Reïchardt. Morte à Paris en 1850.

(3) Télémaque dans l'ile de Calypso, ballet pantomime en trois actes, réglé par Gardel, musique de Miller (1790). La musique du ballet Psyché, remanié et joué en 17992, avait classé Miller honorablement parmi les compositeurs. Il était mort en 1798.

Mme Gardel, femme du chorégraphe, bon musicien et violoniste distingué lui-même, était fille du flütiste allemand Muller, dit Miller, venu à Paris en 1776, qui collaborait habituellement avec son gendre.

(4) Vestris ILou Vestr-Allard, du nom de sa mère. fils naturel du Florentin Vestris I, le « Diou de la danse ».