Paul et Bonaparte : étude historique d'après des documents inédits

648 LA NOUVELLE REVUE.

parvenus il y a environ trente ans à s'emparer de la direction des chancelleries, i/s ont constamment cherché à écarter les Russes et à introduire des gens de leur espèce. I n'y a qu'eux qu'ils emploient, ce qui perpétue la nécessité de les garder puisque les vrais sujets de l’État etsurlesquels on peut se fier, restant dénués de travail, manquant de connaissance que la seule pratique peut donner, sont forcés à s’habituer à la fainéantise, deviennent réellement incapables à jamais à servir l'État, tandis que par justice et par bonne politique il n'y a qu'eux seuls qui auraient dû être employés (1). »

Au moment où le comte Simon Woronzof traçait ce désolant mais véridique tableau, son propre frère, le comte Alexandre, venait d’être nommé chancelier de l'empire et président du collège des affaires étrangères. Jusque-là tous les chefs de cette administration avaient toujours été choisis parmi les personnes de marque appartenant à la nationalité russe etprofessant la religion de l'État. Ce principe fut abandonné sous Alexandre 1%. Le prince Adam Czartoryski, Polonais et catholique, succéda bientôt au comte Alexandre Woronzof et eut lui-même pour successeur un protestant allemand, le baron de Budberg. Au lendemain de Tilsit on vitde nouveau un grand seigneur russe, le comte Roumianzof, élevé à la dignitéde chancelier, reprendre la direction du département, pour la remettre après 1812 entre Îles mains du comte de Nesselrode.

Ce ministre semblait refléter dans sa personne les nationalités et les confessions les plus hétérogènes, toutes étrangères à la Russie. Il était fils d’un père allemand et catholique, natif de Westphalie et qui, avant d'entrer au service de la Russie, passa successivement par celui de l'Autriche, de l'électeur palatin, de la Hollande, de la France etenfin de la Prusse. Sa mère était protestante, fille d’un banquier israélite de Francfort. Lui-même est né en rade de Lisbonne, à bord d'une frégate anglaise. Il fut baptisé selon le rite anglican et élevé dans un collège de Berlin. C’est à peine s’il savait quelques mots de russe. Il n'en resta pas moins pendant plus de quarante ans à la tête du ministère des affaires étrangères, devint vice-chancelier, puis chancelier de l'empire et ne donna sa démission qu'en 1854, peu de jours après la conclusion du traité de Paris.

(1) Mémoire du comte Simon Woronzoff en date du 11 novembre 1802 (Archives du prince Woronzoff, XV, p. 433).