Paul et Bonaparte : étude historique d'après des documents inédits

PAUL ET BONAPARTE. 649

On n'aura pas de peine à s'imaginer la métamorphose de la diplomatie russe soumise pendant près d’un demi-siècle à l’autorité d’un tel chef. L'œuvre de sa dénationalisation fut consommée. Les fonctionnaires d’origine douteuse dont le comte Simon Woronzof signalait déjà la présence aux emplois subalternes comme un scandale et un danger pour l’État, passèrent presque tous à l'ancienneté et devinrent les représentants accrédités de la Russie

- près les différentes cours. L'élément russe fut entièrement extirpé, la langue nationale bannie de cette confrériecosmopolite, devenue

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une véritable tour de Babel diplomatique à large base allemande. Je n'ai pas à dire ici toutes les conséquences désastreuses qui en sont résultées pour la politique générale de la Russie, sa sécurité, sa puissance, sa dignité même. Rompant avec les glorieuses traditions de Pierre le Grand et de la grande Catherine, lanouvelle diplomatie, si peu faite à l'image du pays, inauguraun tout autre système où l'intérêt national était subordonné aux exigences supérieures de la grande cause monarchique, en réalité aux vues ef convenances des cours de Vienne et de Berlin. L'alliance avec ces deux cours n'était plus considérée comme un moyen de satisfaire les besoins de la Russie, mais comme le but mêmeauqueldevaient tendre tousles efforts de la politiquerusse. Elle passa à l’état de dogme. Tout lui fut sacrifié : Les aspirations de la nation, ses sympathies, ses croyances, son histoire et sa foi. C'est alors que fut composée et propagée la légende de l'amitié séculaire et ininterrompue des trois grands États du Nord, base présumée de leur alliance, En dépit de la vérité ou seulement de la vraisemblance historique elle a su prendre depuis une telle consistance que de nos jours elle semble encore défier les attaques de la critique (1). Cette erreur fondamentale une fois établie, il en découlait nécessairement que l'ennemi héréditaire commun était la France. Ce point de vue est resté longtemps celui de la diplomatie russe qui s’y obstinait d'autant plus qu'elle l'avait adopté de parti pris.

Une pareille diplomatie n’était pas faite, tant s’en faut, pour seconder les desseins des souverains de la Russie, ces ouvriers laborieux de sa grandeur, toutes les fois qu'ils dépassaient les étroites limites du cercle vicieux dans lequel elle se confinait vo-

(4) Je compte revenir sur cette question si importante en lui consacrant une étude spéciale.

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