Paul et Bonaparte : étude historique d'après des documents inédits

636 LA NOUVELLE REVUE.

sans perdre celle de la seconde. Ce n'est pas ainsi que l’entendait Pierre. Deux ans après la mort du grand roi il vint à Paris lui_ même reprendre la négociation interrompue. Avec la clairvoyance du génie il sut bientôt distinguer la nature de l'obstacle principal. Aussi posa-t-il la question dans des termes on ne peut plus clairs et précis et avec une largeur de vues incomparable.

Il dit aux ministres du régent : « Mettez le tsar au lieu et place de la Suède. Le système de l'Europe à changé la base de tous vos traités : c’est celui de Westphalie. Pourquoi la France s’est-elle unie avec la Suède? C’est que le roi de Suède avait alors des États en Allemagne et qu'au moyen de la puissance de la Suède et des alliés que vous avez en Allemagne cette alliance balançait la puissance de l'Empereur. Cette situation de l’Europe a changé. La France a perdu ses alliés en Allemagne, la Suède quasi anéantie ne peut plus vous être d'aucun secours. La puissance de l’empereur s’est infiniment augmentée et moi, tsar, je viens m'offrir à la France pour lui tenir lieu de la Suède, je lui offre non seulement mon alliance mais une puissance. Je veux moi, tsar, tenir lieu de la Suède, je veux vous garantir vos traités. Je ne vous demande nulle garantie de mes conquêtes. Je ne vois dans l’avenir que la puissance formidable de la maison d’Autriche. Mettez-moi en lieu et place de la Suède et je vous tiens lieu par ce traité et de tout ce que vous pouviez espérer de la Suède et de tout ce que vous pouvez et devez être en soupcon apparent de la puissance de l'Empereur (1). »

Cette chaleureuse profession de foi prouve surabondamment que, pas plus que Louis XIV, Pierre le Grand ne méconnaissait les avantages si manifestes d’une étroite union de la Russie avec la France: qu'il préférait même, et pour cause, l'alliance du roi très chrétien à celle de tous les autres souverains ou États de l'Europe. Seulement, plus il ÿ tenait et plus il la voulait complète, exclusive, absolue. De son côté, le duc d'Orléans reconnaissait «que comme Sa Majesté et le tsar ne peuvent jamais avoir d'intérêts à démèler ensemble, Les liaisons établies sur ces fondements ne peuvent qu'être utiles à l’une comme à l’autre de ces puissances, sans qu’il puisse Jamais en naître des inconvénients capables d'en atténuer la force ni d'en diminuer les avantages (2) ». On n'eut donc pas de peine à s'entendre, et trois mois

(1) Le maréchal de Tessé au maréchal d'Uxelles, le 19 mai 1717. Ibid., p. 198. (2) Mémoire secret pour le maréchal de Tessé, le 18 mai 1717. Jbid., p. 523.